Ugo Dessertine
Responsable du design
Direction interministérielle du Numérique (DINUM)
L’accès des citoyens à leurs droits, le bon fonctionnement de l’administration et la transformation de l’action publique dépendent pour une large part de la qualité des services numériques que l’État est en mesure d’offrir à ses usagers (plus de détails dans notre article). Pour cela, les métiers du design et de l’accessibilité sont indispensables, mais ils restent souvent mal connus ou mal mis en œuvre. Pour les incarner, nous donnons la parole à nos expertes et experts.
Aujourd’hui, Ugo Dessertine, responsable du design (chief design officer).
Quel est ton parcours ?
Bonjour ! Je tiens d’abord à préciser que mon parcours n’est qu’une histoire personnelle, en aucun cas un cadre à suivre, et que la diversité des parcours fait la richesse des équipes.
J’ai commencé mes études par une formation d’ingénieur. Le rôle de l’ingénieur, pour simplifier, est de concevoir et opérer l’ensemble des systèmes techniques que nous utilisons, par le prisme de la technique. Mais cette approche met généralement de côté toutes les personnes – et les entités (les êtres vivants, l’air, l’eau, les sols, etc.) – qui sont soit utilisatrices, soit impactées par ces systèmes techniques. C’est ce qui m’a poussé à poursuivre mes études par une formation en design, qui me semblait plus à même d’aborder nos enjeux de société par le prisme humain et de leurs besoins. J’ai ensuite pris part à différentes jeunes pousses du numérique, en tant que responsable produit et designer numérique.
Puis petit à petit, une réflexion m’a travaillée : le design ne peut accomplir ce que je considère comme sa mission s’il est mû avant tout par des enjeux mercantiles. Il m’a donc paru indispensable, pour être en accord avec cela, de rejoindre une structure qui porte une mission d’intérêt général. Dans mon cas, ce fût l’État. Je rejoins donc en 2019 la DINUM comme designer numérique, puis responsable du design.
Ta mission, c’est quoi pour toi ?
J’aimerais répondre à cette question en deux temps :
- Quelle est la mission du design ? Vaste question, dont la réponse ne peut être ni figée ni univoque. Plusieurs personnes ont proposé leur vision. J’aime citer Alain Findelli : « La fin ou le but du design est d’améliorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde dans toutes ses dimensions. ». Cela oblige le designer à considérer le monde et les êtres qui l’habitent comme la centralité de son travail. La mission du design est avant tout stratégique : ce n’est pas une étape dans un projet, c’est une approche du projet qui met l’humain et notre monde au cœur, et entraîne avec lui les autres disciplines utiles au projet autour d’un dessein commun. J’aimerais aussi faire référence à un concept repris par le philosophe Bernard Stiegler. Toute technologie – le numérique, par exemple – est un pharmakon : elle n’est ni neutre, ni un simple moyen, mais constitue tantôt un remède, tantôt un poison. Le design permet de faire la part des choses parmi les remèdes et les poisons, de prendre collectivement les bonnes directions, avec soin et humilité.
- Quelle est la mission du responsable du design ? Mettre en œuvre une stratégie du design au sein de son organisation afin de permettre au design de jouer pleinement son rôle, tel que je l’ai décrit précédemment. Au sein de l’État, il sera en particulier en charge d’assurer que tout est mis en œuvre pour produire des services utiles, simples, inclusifs, frugaux, respectueux des personnes et de leurs droits. Cela passera par la mise en place du recours systématique au design, et donc la formation des agents et le recrutement de designers. Cela nécessitera également la définition et la mise en œuvre d’une doctrine pour son organisation, avec la mise en tension permanente de celle-ci pour assurer son adéquation avec l’extérieur (le monde et ses habitants). Pour le dire d’une autre manière : son rôle est d’assurer que le monde soit partie-prenante du fonctionnement et des missions de son organisation, et non simple récepteur.
À quoi ressemblent tes activités types ?
Les activités du responsable du design peuvent être les suivantes :
- proposer une doctrine pour son organisation
- proposer une feuille de route pour la mise en œuvre de cette doctrine
- porter la voix du design, en toute circonstance et en tout lieu
- informer, sensibiliser, convaincre les décideurs de son organisation du rôle et de la place stratégique que doit occuper le design
- conseiller, accompagner les équipes au sein de son organisation dans la mise en œuvre du design
- former ses équipes
- recruter les compétences indispensables à la pratique du design : des designers, bien sûr, mais également des chercheurs et des chercheuses en sciences sociales, en sciences humaines, en sciences comportementales, etc. dont les travaux ancrent et nourrissent l’activité des designers
- outiller ses équipes et mettre en place des standards de conception partagés
- organiser des moments d’échange, de rencontre, de débats autour de sujets qui nourrissent la pratique du design
- rendre compte de ses actions, mettre en lumière l’apport du design
Le projet qui t’a le plus marqué et pourquoi ?
Il y a un peu plus d’un an, nous avons été contactés par l’équipe en charge de la démarche en ligne de demande de logement social. Il s’agissait d’une nouvelle équipe, volontaire, et souhaitant faire un état de lieu de la qualité de la démarche, en vue de son amélioration. Premier point que je souhaite soulever : cette équipe, qui n’avait pas les compétences en design, a tout de suite pensé à intégrer le design au bon moment, dès le début de la réflexion. Pas encore d’objectif, de solution, de cahier de charge, de travaux engagés ou prévus à ce stade, et c’était parfait ainsi. Nous avons donc pu construire avec eux une étude ambitieuse pour évaluer la démarche actuelle.
Parmi les dispositifs d’évaluation que nous avions mis en place, nous avons eu la chance de pouvoir effectuer des tests au sein d’un centre d’accompagnement des personnes en précarité lié au logement, tenu par la fondation Abbé Pierre. Nous avons rencontré quatre personnes, volontaires pour les tests, qui soit n’avaient plus de logement, soit étaient sur le point de perdre leur logement. Je souhaite soulever ce point : ces personnes, dont la situation personnelle était en péril, se sont porté volontaires pour nous aider à améliorer les services publics. Cela ne peut qu’inspirer l’admiration, et nous engager à faire notre métier : agir pour elles.
La suite de mon propos sera malheureusement moins réjouissante : sur les quatre personnes qui ont pu tester la démarche, deux n’ont pas réussi à commencer la démarche, et une n’a pas réussi à la finir. Quant à la quatrième, les diverses difficultés qu’elle a pu rencontrer ne lui ont pas permis de déposer un dossier recevable. Si cet accompagnement m’a marqué, c’est avant tout par la démonstration qu’il fait des effets contradictoires et néfastes de la mauvaise conception des services numériques. Voici un service public fournissant une aide sociale et qui n’est pas en mesure d’être utilisé par ces personnes qui en avaient pourtant urgemment besoin. Le design, c’est garantir à toutes les personnes l’accès aux services dont elles ont droit.
Un service public en ligne que tu aimes particulièrement ?
J’aimerais tricher pour répondre à cette question. Je vais parler d’un service qui n’existe pas, ou plutôt, qui aurait pu exister, mais qui n’existera jamais. Si je souhaite en parler, ce n’est pas avec regret, mais parce que je considère cela comme une victoire. Je ne citerai personne, car il n’est pas question de pointer quiconque du doigt ici, mais d’illustrer la responsabilité que peut aussi endosser le design.
Il s’agit d’une équipe opérant un service public proposant une aide financière d’envergure. Cette équipe est venue nous voir pour les accompagner dans la conception d’une version numérisée de cette aide. Il était question de réaliser une application mobile et d’ajouter de nouvelles fonctionnalités au dispositif. Nous avons alors constaté que ces solutions avaient été conçues sans rencontrer les bénéficiaires de cette aide, sans chercher à comprendre leurs habitudes, leurs besoins. Plutôt que les aider à concevoir cette application et ces fonctionnalités, nous leur avons proposé de questionner la pertinence même de ces nouveautés. Nous avons donc mené une étude, auprès des usagers actuels, futurs, et des autres parties impactées. Les résultats ont été clairs : aucune de ces personnes ne plébiscitait le recours à une application et l’ajout de ces nouvelles fonctionnalités. Le projet a alors été abandonné sous cette forme, évitant ainsi des dépenses de temps et d’argent inutiles. Le design, c’est aussi savoir renoncer.